Quand la justice ivoirienne joue les arbitres d’un match déjà truqué
À six mois d’un scrutin qui s’annonce à haut risque, la Côte d’Ivoire vient peut-être de précipiter l’histoire dans un virage dangereux. Tidjane Thiam, figure emblématique de l’opposition, ancien patron de Credit Suisse et espoir d’une partie de l’élite réformatrice ivoirienne, a été écarté de la course à la présidentielle. Motif ? La justice a jugé qu’il avait perdu sa nationalité ivoirienne en acquérant celle de la France en 1987.
Oui, 1987. Il aura donc fallu trente-sept ans pour que l’État ivoirien découvre subitement que l’un de ses fils les plus en vue, de retour au pays sous les projecteurs de l’espérance démocratique, ne serait plus officiellement ivoirien. L’argument juridico-administratif serait risible s’il n’était pas lourd de conséquences politiques.

La radiation de Tidjane Thiam de la liste électorale ne tombe pas du ciel. Elle sent la manœuvre politique à plein nez, comme un parfum trop fort dans une salle surchauffée. Thiam dérange. Sa posture, ses réseaux, sa stature internationale, sa capacité à incarner une alternative crédible face à un pouvoir qui s’accroche… tout cela faisait de lui un candidat redoutable. Alors, on l’écarte, subtilement. Par le droit. Ou plutôt, par un usage tordu du droit.
Ce coup de massue porté à la démocratie ivoirienne confirme un malaise plus profond. La compétition politique dans le pays est biaisée, pervertie par des mécanismes institutionnels qui ne servent plus la République, mais un régime. La Commission électorale est contestée, la liste électorale manque de transparence, et les décisions de justice sont désormais perçues comme les prolongements d’un pouvoir exécutif obsédé par sa propre survie.

Mais au-delà de Thiam, c’est l’idée même d’une alternance crédible qui prend un coup. Que reste-t-il de l’espoir suscité après les crises de 2010 et les engagements pris pour éviter le retour du chaos ? Si chaque opposant sérieux est neutralisé par la ruse ou par l’exil, que vaut encore l’idée d’élection libre et inclusive ?
L’élimination de Thiam ne fermera pas la parenthèse. Elle l’ouvrira davantage. Car un peuple qui sent qu’on lui vole son choix n’oublie pas. La Côte d’Ivoire mérite mieux que des joutes juridiques téléguidées. Elle mérite une vraie démocratie. Pas un théâtre d’ombres.Et dans ce théâtre, Tidjane Thiam n’est peut-être pas le perdant. Il est juste devenu le symbole d’un système à bout de souffle. Et les symboles, en politique, finissent toujours par renaître.