Par Prince Bertoua
L’histoire politique de l’Afrique contemporaine est jalonnée de ruptures, de tentatives de réinvention et d’une quête perpétuelle de souveraineté. La création de l’Alliance des États du Sahel (AES), scellée entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, est l’un des événements géopolitiques les plus marquants de ces dernières années. Ce pacte, loin d’être un simple réalignement stratégique, s’inscrit dans une dynamique plus profonde : la remise en cause d’un modèle démocratique calqué sur des schémas occidentaux, souvent déconnectés des réalités sociopolitiques africaines.
Un modèle démocratique imposé et inadapté

Depuis les indépendances, les pays africains ont été invités—sinon contraints—à adopter des modèles démocratiques inspirés des démocraties libérales occidentales. Multipartisme, élections périodiques, séparation des pouvoirs : autant de concepts importés, théoriquement séduisants, mais dont l’application sur le terrain s’est souvent heurtée aux réalités locales.
En Afrique de l’Ouest, la démocratie n’a pas été synonyme de prospérité ni de stabilité. Pire, elle a souvent servi de paravent à des régimes corrompus, aux élites déconnectées du peuple et à des cycles électoraux où l’issue était écrite d’avance. À travers des processus biaisés, des institutions faibles et une dépendance excessive vis-à-vis des puissances étrangères, l’idéal démocratique s’est progressivement vidé de son essence.
L’insécurité grandissante, l’ingérence étrangère dans les affaires politiques, le pillage des ressources et l’incapacité des gouvernements à répondre aux besoins fondamentaux des populations ont fini par engendrer un rejet massif. Un rejet qui s’est cristallisé avec la montée des mouvements souverainistes et l’adhésion populaire aux coups de force militaires, perçus non plus comme des interruptions démocratiques, mais comme des tentatives de reconquête de la souveraineté nationale.
AES : l’expression d’un réveil populaire et souverainiste

L’Alliance des États du Sahel (AES), officialisée en septembre 2023, est la traduction politique de ce réveil. Les juntes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger, portées au pouvoir par des populations excédées, ont décidé de tourner le dos aux organisations sous-régionales comme la CEDEAO, jugées trop inféodées aux intérêts occidentaux.
Cette alliance se veut une alternative à la coopération traditionnelle avec l’Occident, en recentrant la prise de décision sur des bases souveraines. En rompant progressivement avec la France et en diversifiant leurs partenariats vers des puissances comme la Russie, la Turquie ou la Chine, les États de l’AES redéfinissent les termes de leur indépendance. Ils rejettent une démocratie de façade qui, au lieu d’amener la stabilité et le progrès, a entretenu un statu quo profitable à une élite minoritaire.
Un modèle à repenser pour l’Afrique

La naissance de l’AES soulève une question fondamentale : l’Afrique doit-elle continuer à appliquer des systèmes politiques inadaptés à ses réalités culturelles, historiques et sociologiques ?
Les structures traditionnelles africaines reposaient sur la concertation, la gouvernance par consensus et la responsabilité collective. À l’opposé, le modèle électoral importé a souvent exacerbé les divisions ethniques et claniques, tout en légitimant des dirigeants coupés du terrain.
Le succès de l’AES dépendra de sa capacité à bâtir un modèle institutionnel qui soit à la fois efficace et légitime aux yeux des populations. Loin des démocraties à l’occidentale, l’Afrique pourrait explorer des systèmes politiques inspirés de ses traditions : des conseils de sages modernes, une gouvernance participative et une représentation basée sur le mérite et l’ancrage communautaire plutôt que sur des élections truquées.
Vers une reconfiguration du continent ?

L’AES n’est pas un phénomène isolé. Le rejet des anciennes tutelles coloniales gagne du terrain, de la Guinée à la République Centrafricaine, en passant par le Tchad et le Soudan. Il est le symptôme d’une Afrique qui aspire à écrire son propre destin, sans se soumettre à des injonctions extérieures.
Le projet de confédération entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger n’est peut-être que la première pierre d’une reconfiguration politique plus large, où d’autres nations africaines, lassées des carcans hérités de la colonisation, pourraient suivre le même chemin.Reste à voir si cette dynamique aboutira à un véritable renouveau ou si elle sera entravée par les nombreux défis qui l’attendent : pression diplomatique et économique, menaces sécuritaires, nécessité de construire des institutions solides et d’assurer le développement économique.
Mais une chose est sûre : l’AES marque une rupture. Et dans cette rupture, se dessine peut-être l’avenir d’une Afrique plus souveraine, plus audacieuse et, enfin, maîtresse de son destin. https://www.lepoint.fr/afrique/rupture-entre-les-pays-de-l-aes-et-la-cedeao-et-maintenant-29-01-2025-2581127_3826.php