Sous le velours des guitares, les voix étouffées des pionnières de la rumba résonnent à nouveau. Grâce à Yamina Benguigui, les femmes longtemps condamnées à l’ombre dans l’histoire de ce genre musical emblématique retrouvent enfin leur lumière. Le film « Rumba congolaise, les héroïnes » est une ode poignante aux reines sans trône, aux idoles déchues, aux ambassadrices bannies du récit officiel.
La mémoire d’un murmure

Elles s’appelaient Lucie Eyenga, Abeti Masikini, Mpongo Love, Mbilia Bel. Certaines ont chanté l’amour, d’autres ont crié la douleur d’un peuple sous joug colonial. Mais toutes ont été réduites au silence par l’histoire, effacées des partitions de la mémoire collective, comme si leur voix n’avait jamais transpercé les nuits fiévreuses de Kinshasa ou Brazzaville. Dans son documentaire lumineux et bouleversant, Yamina Benguigui répare l’irréparable : elle redonne chair, nom et âme à ces héroïnes effacées.
Quand la rumba portait des talons
La rumba, cette musique inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO, s’est toujours racontée au masculin. Pourtant, derrière les stars masculines qui enflammaient les scènes, les femmes composaient, chantaient, dansaient, résistaient. Lucie Eyenga, que l’on surnommait « l’Ella Fitzgerald de la rumba », fut l’une des premières à graver sa voix sur vinyle. Une voix tendre et fière, qui affrontait à elle seule les diktats coloniaux et patriarcaux. Son chant était un acte de révolte, son micro une arme douce mais déterminée.
Des reines sans couronne
La caméra de Yamina Benguigui explore, fouille, écoute. Dans les silences des archives en noir et blanc, elle capte les regards trahis, les corps vibrants, les notes suspendues dans le vide. Elle raconte les combats tus, les carrières brisées, les vieillesses oubliées. Lucie Eyenga, morte dans la solitude, sans même une stèle digne de sa grandeur. Mpongo Love, qui chantait debout même quand la polio l’avait clouée à une chaise. Et tant d’autres femmes, rayonnantes d’audace, déchirées par l’indifférence d’un monde trop prompt à les oublier.
Une mélodie de justice
Le film n’est pas seulement un hommage. Il est un acte politique. Il réclame justice, mémoire et reconnaissance. Il nous force à regarder celles qu’on n’a pas voulu voir. Il rappelle que la musique est aussi un champ de bataille où les femmes ont combattu, avec leurs voix, leurs mots, leurs douleurs et leurs espoirs. Ce n’est pas qu’un documentaire, c’est un tombeau d’amour élevé pour les invisibles.
La rumba au féminin pluriel

Aujourd’hui, Barbara Kanam, Mariusca, Ancy Kiamuangana et d’autres héritières reprennent le flambeau, non sans difficulté. Car si les projecteurs se rallument, l’oubli rôde encore. Mais grâce à cette œuvre précieuse, le vent tourne. La rumba, elle aussi, se souvient. Elle se souvient que sans les femmes, elle n’aurait jamais dansé. Qu’elles ont porté son essence au prix de leur éclat. Qu’elles en sont les colonnes invisibles.
Dans « Rumba congolaise, les héroïnes », Yamina Benguigui n’éclaire pas seulement l’histoire. Elle l’ennoblit. Elle chante pour celles qui n’ont jamais été acclamées. Et au détour d’un plan, d’un regard, d’un cri muet, c’est toute l’Afrique qui écoute enfin les battements oubliés de ses propres cœurs.


